Actualité juridique pénale
Youssef Badr, équilibrer la balance
D’origine modeste et grand sportif, le magistrat quitte son poste de porte-parole du ministère de la Justice, au grand regret des journalistes.
Il a passé deux ans dans le bureau le plus polisson de la chancellerie : un petit espace au fond d’un couloir de moquette rouge avec une vue imprenable sur le Ritz. Les touristes y sirotent leur café, nus au balcon, et les couples batifolent sans rideaux. De quoi se divertir d’une énième crise de la pénitentiaire ou du dernier projet de réforme. En l’occurrence, après avoir porté celui sur la justice des mineurs, Youssef Badr, 38 ans, porte-parole de la place Vendôme, va plier bagage ce vendredi. Direction l’ENM, où il sera coordinateur de formation au pôle communication judiciaire. Sous le regard des jurés de l’affiche de Douze Hommes en colère, il a entassé babioles et souvenirs dans ses cartons. Son portable sonne jusqu’à la dernière minute : des journalistes demandent des précisions, des chiffres ou juste des nouvelles. Il n’est pas encore parti qu’il est déjà regretté. Ce qui n’est pas une mince affaire tant l’exercice était périlleux : porter une parole institutionnelle en évitant le baratin traditionnel. Un exercice plus technique que politique. Il ne sait pas qui a soufflé son nom à l’oreille ministérielle, mais il ajoute : «J’ai adoré le poste. Je suis un immense anxieux et je me souviens que, quand on me l’a proposé, je suis allé pleurnicher dans le bureau d’un ami juge d’instruction. Il m’a donné un seul conseil : « Les journalistes, si tu ne leur sers à rien, ils ne rappelleront pas ».» La sonnerie du téléphone est donc la plus rassurante des mélodies.
On l’imagine prononcer cette même phrase – «j’ai eu le sentiment d’être utile» – lorsqu’il quittait comme un crève-cœur le palais de justice de Bobigny fin 2015. Arrivé trois ans plus tôt au parquet en tant que référent sur les violences conjugales, il avait ensuite rejoint la division des affaires criminelles et de la délinquance organisée (Dacrido). En langage profane, ça signifie qu’on se frotte à la misère humaine d’un des départements les plus criminogènes de la région parisienne, ça veut dire des permanences interminables, des jours où on enrage d’impuissance et des nuits où on tombe de fatigue. «Bobigny est hors du commun, souligne l’ex-procureur. C’est la seule juridiction où, au parquet, on suit les affaires de la scène de crime jusqu’aux assises.» Il est encore capable d’énumérer tous les patronymes de son premier dossier qui sera aussi l’un des derniers pour lequel il déploiera sa robe rouge dans le prétoire : l’histoire tragique d’un gamin retrouvé désarticulé sur un trottoir en bas de son foyer. Au début, les enquêteurs avaient conclu à un suicide. Sans la ténacité d’une policière et du procureur, la justice serait passée à côté du crime.
A l’époque, Badr n’avait qu’une seule hantise : que son premier enfant (il en a deux) voit le jour avant que l’énigme ne soit résolue. Sa compagne, aujourd’hui à l’aide sociale à l’enfance, perd les eaux le 18 septembre 2013. Qu’à cela ne tienne, il file signer le réquisitoire introductif. Puis retourne à la clinique. Le temps d’embrasser son fils, il sort déjà pour faire un compte rendu téléphonique du dossier. «Un peu de mal à décrocher», comme il dit… Une nuit, sur le chemin de retour d’une scène de crime, il perd le contrôle de sa voiture, qui se plante dans le décor. Pour qui voudrait y lire un avertissement, c’est le signe qu’il faut changer d’air. C’est ainsi qu’il rejoint le traitement en temps réel au parquet de Paris, puis la Jirs (Juridiction inter-régionale spécialisée). Drôle de destin pour le gamin qui se rêvait avocat, trouvant «qu’il n’y a rien de plus beau que d’avoir la parole en dernier». Il précise : «Disons que pour moi, le parquet, c’était la police, et la police je n’en gardais pas de très bons souvenirs, comme tout gamin de banlieue…»
Date: 19 septembre 2019
Titre: Libération
Auteur: Julie Brafman
Photo: Rémy Artiges
Catégorie: Actualités juridique pénale