Les billets d’humeur de Maître Philippe-Henry Honegger
Un décret adopté en conseil des ministres en date du 2 décembre 2020, passé relativement inaperçu, constitue le symptôme le plus patent de tentation totalitaire de ce gouvernement, dont les restrictions de libertés inédites sous prétexte sanitaire, n’ont pas étanché la soif de contrôle sur nos vies.
Ce décret, qui prétend lutter plus efficacement contre les risques terroristes ou de sécurité publique, renforce le pouvoir de fichage de la police et de la gendarmerie en lui permettant de collecter de vastes catégories de données, sur les individus, jusqu’aux plus intimes* : Les « opinions politiques, convictions philosophiques, religieuses ou appartenance syndicale » des personnes « susceptibles de prendre part à des activités terroristes, de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ou d’être impliquées dans des actions de violence collectives, en particulier en milieu urbain ou à l’occasion de manifestations sportives. »
Si la formulation met en avant des enjeux bien réels, ce décret instaure, sous ce prétexte fallacieux, un fichage administratif massif et généralisé de la population, tel que notre système d’état de droit n’en a jamais connu. Il franchit un cap inédit, en permettant aux forces de l’ordre, de répertorier non pas les actes des personnes mais de contrôler leur pensée : le propre d’un Etat totalitaire.
Cela ne serait pas aussi grave, si les informations recueillies dans un fichier administratif de police ne pouvaient impliquer des décisions administratives significatives. Ces fichiers sont, par exemple, consultés lors du recrutement d’agents publics et de fonctionnaires, ou encore pour l’obtention d’agréments de personnes travaillant sur des zones dites « sensibles » (aéroports, sites nucléaires…). Ils peuvent aussi mener à des mesures administratives extrêmement contraignantes, telles que des restrictions du droit de circuler, des assignations à résidence, des obligations de pointage, ou la restriction de droits fondamentaux : rencontrer des proches, exercer son culte ou un emploi. Le fichage administratif ne sert donc pas uniquement à « surveiller » des personnes suspectes, il a des conséquences réelles et concrètes sur la vie des personnes.
D’autant plus inquiétant, que les nouvelles conditions de ce recueil d’informations n’exigent pas le moindre commencement d’élément matériel qui justifierait de suspecter un individu. Il n’est pas nécessaire d’avoir commis une infraction, d’avoir tenté d’en commettre une, ni d’avoir exprimé y aspirer. Il n’est pas même nécessaire d’y avoir pensé. Il suffit qu’un agent de l’Etat décide, sans en justifier les raisons, que vous puissiez représenter un danger potentiel.
Un projet de loi qui trahit les principes républicains
Avec ce décret, le projet de loi, présenté comme « confortant nos principes républicains » donne à cette tentation totalitaire, sa pleine expression. Un projet de loi qui bafoue et affaiblit les principes républicains, bien plus qu’il ne les renforce.
Ce projet de loi avait initialement pour but affiché de « lutter contre les séparatismes », terme abandonné depuis. (Il désigne en fait, des mouvements politiques -parfaitement légaux- défendant l’autonomie d’une région ou d’un territoire par rapport à un Etat central.)
Au fond, ce projet de loi a surtout été pensé pour lutter contre ce qui est désigné comme le « radicalisme islamique », l’ « islam politique » ou le « terrorisme islamique ». Or ces trois concepts sont absolument différents, les deux premiers n’ayant rien d’illégal ni même d’intrinsèquement violent.
L’islam politique (que l’on appelle parfois « islamisme »), désigne une conception politique selon laquelle les valeurs ou les lois de l’Islam pourraient trouver un écho dans le droit de l’Etat ou de la République française. Un tel projet politique remet effectivement en cause un certain nombre de nos institutions, soulève des questionnements sur la constitution française, mais il n’est pas pour autant illégal. Il n’est pas plus illégal par exemple, que certaines mouvances prônant un retour de la monarchie. En effet, le projet monarchiste revendique également l’inclusion du droit chrétien dans le système juridique français. Pour autant, ces revendications, aussi déstabilisantes soient-elles, ne sont pas synonymes de militantisme violent. Elles s’inscrivent la plupart du temps dans un débat d’idées politique fondé sur la liberté de penser et d’opinion qui a fait la grandeur de notre pays.
En France, la pratique d’un culte, qu’il soit modéré, littéraliste, fondamentaliste ou encore orthodoxe radical, n’a jamais été combattue, dans la mesure où elle ne porte pas atteinte à l’intégrité physique ou psychologique de ceux qui le pratiquent ou des autres citoyens. Au contraire, le principe de laïcité prévoit que : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »** Rappelons-le, le principe de laïcité n’entend pas limiter l’exercice des religions, il impose au contraire à l’Etat de protéger l’exercice de tous les cultes. L’Etat doit s’assurer, quelles que soient les religions et leurs pratiques, que leurs membres peuvent les exercer librement et pleinement, tant que de manière concrète et matérielle, ils ne portent pas atteinte aux autres membres de la société.
La laïcité a ainsi toujours protégé les pratiques les plus rigoristes, qu’elles soient issues du christianisme, ou d’autres religions, que les religieux fassent vœu de chasteté, de silence ou de pauvreté, qu’ils se séparent du reste de la société dans des monastères ou des cloitres, que leurs modes de vie les coupe du monde moderne… La laïcité protège encore aujourd’hui les Témoins de Jehova, les Bouddhistes vivant en monastère ; ou encore les personnes ayant des conceptions religieuses qualifiées parfois de « néo-païennes » et vivant en communautés isolées, autour d’un culte de la nature, se séparant de ce qu’ils estiment être les dérives d’un monde contemporain, capitaliste et pollueur. La protection des conceptions philosophico-religieuses de tous horizons, est au cœur de notre Etat de droit.
C’est pour la même raison, que le principe de laïcité protège aussi l’islam rigoriste ou même littéraliste. Vouloir condamner ou réprimer toute conception rigoriste de l’islam en croyant prévenir d’éventuelles dérives terroristes, est non seulement illusoire, mais revient à pénaliser toute une population injustement. Ces velléités se fondent sur une triste confusion de nos dirigeants, entre terrorisme utilisant des composantes islamiques et islam rigoriste fondamentaliste, qui ne vont pas de pair.
Pour cibler une religion bel et bien dans son collimateur, tout en feignant une égalité de traitement, cette loi préfère s’y attaquer de façon plus détournée :
Par exemple, avec l’interdiction de ce qui est nommé « l’Etat de polygamie », différent de la polygamie.
La polygamie désigne le fait de contracter officiellement et administrativement plusieurs contrats de mariage : « l’on ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier » *. L’« Etat de polygamie », lui, est une notion extrêmement floue, c’est-à-dire le fait qu’un homme ou une femme entretienne plusieurs relations de concubinage simultanément. Cet « Etat de polygamie » recouvrirait donc par exemple, la situation de notre ancien Président de la République François Mitterrand, mais aussi celle de Paul Bocuse, l’un de plus grands restaurateurs de France, et de bien d’autres personnes. Ces relations non formalisées par un contrat de mariage, pourraient désormais être jugées contraires aux principes de la République. Cela représente un danger extrêmement grave, puisque cela signifie que l’Etat peut dorénavant s’immiscer dans votre vie privée, intime, sentimentale ou sexuelle, et prendre à votre encontre des mesures administratives bien réelles. Ainsi l’Etat s’arrogerait le droit, non plus de fixer la loi mais la morale, une morale validée ou condamnée.
Ce même projet de loi, porte une atteinte sévère à une autre forme de la liberté de penser : la liberté d’enseignement. Les grandes lois de la République du XIXe siècle offraient à chacun le droit d’éduquer ses enfants comme il le souhaitait. L’Etat offrait une instruction gratuite et publique à l’ensemble des concitoyens, mais il permettait aussi à ceux qui estimaient pouvoir offrir en famille un enseignement plus adapté à leurs enfants, la liberté de le faire. La loi « confortant les principes de la République » imposerait qu’il soit dorénavant nécessaire d’obtenir une autorisation de l’Etat pour pouvoir enseigner soi-même à ses enfants. L’Etat déciderait là encore, de ce qu’il est possible d’enseigner et – de fait – de penser.
L’arsenal répressif et d’investigation du terrorisme a été renforcé depuis plusieurs décennies avec des mesures de plus en plus attentatoires aux libertés individuelles. Mais jusqu’à maintenant les lois se limitaient à réprimer des actes. Le décret du 2 décembre et le projet de loi « confortant les principes de la République », font passer un nouveau cap de la tentation totalitaire de ce pouvoir : en s’immisçant dans ce que nos vies et nos esprits ont de plus intime, et en dictant une doctrine hors de laquelle tout individu est a priori un ennemi potentiel.
C’est ainsi que procédait par exemple le KGB : il écoutait ses concitoyens et les réprimaient sur la simple expression – parfois privée – d’idées qu’il considérait incompatibles avec le dogme. C’est ainsi également qu’ont été commis les pires abus lors du maccarthisme, en poursuivant les personnes qui avaient des conceptions communistes jugées incompatibles avec les valeurs américaines de l’époque.
Ce mécanisme, à l’œuvre aujourd’hui, qui conjugue surveillance généralisée, boucs émissaires, et qui cherche à imposer ce qui est permis de penser, de croire et d’enseigner en France, constitue un glissement qui doit tous nous alerter.
Le résultat d’une bien triste confusion d’esprits terrorisés et qui terrorisent à leur tour, avec ce projet de loi contraire à l’esprit des lois qui fondent notre République. Ouvrons les yeux et ne cédons pas à la tentation totalitaire.
*en modifiant les articles R236-11 à13 du code de la sécurité intérieure
** (Article 1, Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat)
* (article 147 du Code civil)