Actualité juridique pénale
Des futurs magistrats «blacks, blancs, beurs» ?
Des étudiants de l’IUT de Seine-Saint-Denis doivent trouver un stage, mais font face aux doutes et à un fort sentiment d’illégitimité. Youssef Badr, magistrat, les parraine et pointe la persistance des inégalités.
Tribune. La scène se passe dans un lieu prisé sur l’avenue des Champs-Elysées, en octobre dernier. C’est la cérémonie d’attribution des lauréats de la Grande famille, initiative d’un cabinet d’avocats destinée à accompagner des élèves des instituts universitaires de technologie (IUT) du 93. Sous la houlette d’un parrain d’honneur, le cabinet parisien fournit aux étudiants choisis un appui financier et, surtout, un accompagnement personnalisé tout au long de l’année qui suit. Au-delà des conseils avisés, il s’agit de leur donner confiance en eux.
Ce soir-là, la salle est pleine, les étudiants sont nombreux («blacks, blancs, beurs», comme on dit) et accompagnés de leur famille. Les noms des heureux lauréats sont donnés, et le dernier me tape dans l’œil. Il paraît très jeune, très ému et terriblement touchant. Sa mère est présente, ses petits frères et sœurs sont là. Très fiers de lui. Pourtant, le regarder exhiber fièrement cette enveloppe contenant son nom me tord le ventre. Je sais que tout sera plus dur pour lui. Il n’a pas la bonne adresse, pas le réseau, ni les moyens financiers qui pourront lui permettre de poursuivre ses études sereinement. Il devra sûrement travailler à côté et finira peut-être par lâcher, à moins qu’une bonne fée ne se penche sur son sort. Il a largement de quoi y arriver, mais il devra faire plus que les autres.
J’ai été parrain d’honneur de sept étudiants du 93, en 2018 et 2019. Lorsqu’on me l’a proposé, j’ai accepté car je n’ai pas oublié l’étudiant que j’étais. Jamais, je n’ai décroché un seul stage. Pas même une réponse à l’envoi de mes multiples candidatures. Mes parents, arrivés du Maroc, ne parlaient pas le français et n’avaient aucune connaissance professionnelle. Mon premier stage m’a été imposé. Je l’ai effectué après avoir réussi le concours d’entrée à l’Ecole nationale de la magistrature dans le même tribunal qui ne m’avait jamais répondu avant. Alors ce soir d’octobre, mon parrainage s’achève, mais je sais qu’il ne s’arrêtera pas là pour moi.
Ne pas finir dans une sandwicherie
Quelques mois plus tard, en ce début d’année 2020, muni d’un tableau Excel contenant leurs noms, prénoms et numéros de téléphone, je tente de trouver, par tous les moyens, des stages à des étudiants pour qu’ils valident leur deuxième année. Pour essayer aussi, de leur éviter de finir dans une sandwicherie ou dans la société d’un membre de la famille, sans aucun lien avec les connaissances juridiques acquises durant leurs deux années de faculté. Ces étudiants ont le baccalauréat, sont volontaires, travailleurs, brillants pour la grande majorité. Pourquoi peinent-ils tant à trouver un stage ? Pourquoi celle qui en décroche un à l’Assemblée nationale me contacte-t-elle paniquée pour me dire qu’elle n’y arrivera pas ?
«Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde», écrit Bernard Lahire dans l’essentielle enquête Enfances de classe, qu’il a dirigée. Plus loin, le sociologue ajoute : «Les inégalités existent. […] Elles sont mesurées, mais on ne prend pas conscience de leurs effets sur les conditions quotidiennes de vie ou du point de vue de ce qui est accessible aux uns et inaccessible aux autres, possible et presque sans limites – dans le cadre d’un état donné de civilisation – pour certains et totalement impossible et même impensable pour d’autres.»
Date: 2 mars 2020
Titre: Libération
Auteur: Youssef Badr
Photo: Rémy Artiges
Catégorie: Actualité juridique pénale