Si nous sommes en guerre contre un virus, les détenus de France ne peuvent en être les dommages collatéraux. Il est temps de protéger vraiment et de sauver ceux qui peuvent encore l’être.
Par Philippe-Henry Honegger avocat pénaliste au cabinet Ruben & Associés, Steeve Ruben avocat pénaliste au cabinet Ruben & Associés
Tribune. Comme toutes les crises, celle qui est causée par l’épidémie de coronavirus ne fait qu’aggraver des inégalités sociales, sanitaires, économiques. Les premières victimes sont les plus fragiles d’un point de vue médical. Ensuite, les plus fragiles d’un point de vue social : celles qui perdent leur emploi, qui n’ont pas les moyens de vivre le confinement dans des conditions décentes, et qui, à l’issue de cette crise, auront tout perdu. Et puis il y a ceux que l’on ne veut pas voir, qu’on a mis au ban de la société et dont, on semble croire que la vie vaut moins que celle des autres citoyens. Car ceux qui sont en prison, en détention provisoire, ou condamnés – ceux-là semblent avoir été totalement oubliés.
L’amnistie, mécanisme prévu par la Constitution, un peu oublié lui aussi, retrouve aujourd’hui tout son sens originel. Son emploi serait salutaire face à la grave menace à laquelle les prisonniers sont exposés dans l’indifférence générale. Car si les dispositions ont été prises par le gouvernement afin de protéger les citoyens libres, quasiment aucune mesure n’a été envisagée pour protéger les détenus – d’autant plus exposés à ce virus mortel qu’ils sont entassés dans des cellules délabrées, sans masques, sans gel hydro-alcoolique, sans tests, au contact quotidien des surveillants pénitentiaires qui entrent et sortent chaque jour des prisons (eux-mêmes très exposés). Les prisonniers n’ont aucun moyen d’éviter la contamination. L’enfermement et la promiscuité ne font que multiplier les risques et les moyens médicaux en détention sont ridicules face à une possible propagation. Quand on sait que 30% des personnes incarcérées sont présumées innocentes et qu’entre 9 000 et 10 000 détenus ont plus de 50 ans (1), qu’un certain nombre présente des problèmes médicaux préoccupants, on a du mal à comprendre le peu de mesures prises pour protéger cette population d’une maladie potentiellement mortelle.
Un taux de population supérieur à 100 %
Ne soyons pas dupes des effets d’annonces du gouvernement. Certes il y a depuis le début de la crise plus de 10 000 détenus en moins en prison. Mais si leur nombre s’est réduit, le taux de population carcérale reste toujours supérieur à 100%, donc indigne. Cette baisse de la population carcérale est en réalité bien plus imputable à la très faible activité des tribunaux depuis un peu plus d’un mois, entraînant moins de nouveaux placements en détention, qu’aux remises en liberté dont le gouvernement veut bien s’enorgueillir. En effet, ceux qui sont sortis de prison ne sont pas les détenus provisoires (présumés innocents) que l’on aurait pu préserver des risques de contamination, ni même les détenus particulièrement vulnérables dont on aurait décidé de suspendre la peine. Ces derniers cas sont extrêmement minoritaires pour ne pas dire quasi inexistants. L’essentiel des détenus qui ont pu sortir, concerne ceux dont la sortie était déjà prévue, ou imminente, à qui l’on a accordé opportunément quelques semaines tout au plus, de remise de peine supplémentaire.
Qu’en est-il de tous les autres détenus ? Les chambres de l’instruction de Paris refusent systématiquement de libérer, même les plus fragiles, sous prétexte qu’ils ne présentent pas encore les symptômes du virus. Pire, toutes les détentions provisoires ont été rallongées ! Et elles dureront après la fin du confinement, après la fin de l’urgence sanitaire. En effet, le gouvernement a supprimé l’ensemble des débats devant un juge, qui étaient déjà prévus pour certains et qui leur auraient permis de discuter d’une remise en liberté et peut-être de l’obtenir. Les personnes en détention provisoire resteront donc en prison sans accès à leurs juges. Pas de prévention pour les prévenus !
Le bon sens et les grands principes qui régissent le droit français auraient pu laisser imaginer au contraire un allègement des critères permettant d’éviter ou d’écourter une détention provisoire, il n’en est rien. Pour les infractions les moins graves, on aurait pu accepter de remettre en liberté ceux qui sont en attente de leur jugement et dont on sait déjà que le jugement sera retardé par la quasi-inertie judiciaire de ces derniers mois. On aurait pu considérer que le risque grave pour la santé de ces personnes justifie qu’on raccourcisse leurs peines, que ceux qui ont moins de six mois à faire soient systématiquement remis en liberté, ou qu’on suspende leurs peines le temps de la fin de cette crise. On aurait pu décider, qu’au confinement qui les expose en détention, on substitue une assignation à résidence qui les protège tout en protégeant la société. On a au contraire décidé de rajouter à la souffrance de leur crainte d’être contaminés, la souffrance d’une détention qui s’éternise.
Pourtant il existe un mécanisme juridique très ancien prévu par la Constitution et dont l’objet même est d’éviter en temps de crise de rajouter de la souffrance à la souffrance : l’amnistie. Bien qu’il n’ait plus été utilisé depuis un certain temps, ce mécanisme est connu par la plupart d’entre nous pour avoir été utilisé lors des élections présidentielles afin d’effacer entre autres les contraventions routières, une sorte de cadeau du prince-président élu. Mais si l’amnistie a été dévoyée par des pratiques électoralistes, son bien-fondé demeure.
En réalité, l’amnistie a été conçue comme un régulateur social puissant. Une manière, lorsque la société était confrontée à des situations critiques dans l’histoire, de rétablir une forme d’équité quand l’institution judiciaire avait agi avec trop de fermeté. Ce fut par exemple le cas en 1816, lors de «l’année sans été», où une famine terrible toucha la France causant des pillages et des émeutes. Fut alors prise une loi d’amnistie, afin que ceux qui mourraient de faim et en particulier les prisonniers, puissent trouver d’une manière ou d’une autre des moyens de subsistance et que ceux qui avaient, certes, violé la loi au cours de cette crise pour survivre, puissent retrouver le cours normal de leurs vies.
Une loi constitutionnelle
Des lois d’amnisties du même type furent également prises après la Seconde Guerre mondiale en faveur des résistants, puis en rapport avec la guerre d’Algérie, et même au moment de Mai 68. A chaque fois, il importait non pas de faire preuve d’une clémence particulière, mais de rééquilibrer la balance dans un contexte exceptionnellement défavorable à ceux que la justice avait frappés. L’amnistie retrouve aujourd’hui tout son sens. Parce que le temps passé en prison dans des conditions décentes, dans un contexte apaisé, protecteur et permettant la réinsertion, n’aura jamais le même poids qu’un temps d’emprisonnement quand la mort rôde sur chaque poignée de porte, lors de chaque contact humain, chaque jour où l’on est enfermé.
A l’aune du renouvellement de la loi d’urgence sanitaire, de la prolongation des conditions du confinement, et de l’allongement sans fin prévisible des détentions, il serait temps de réfléchir à la possibilité d’utiliser ce mécanisme prévu par la Constitution. Si nous sommes en guerre contre un virus, les détenus de France ne peuvent en être les dommages collatéraux. Il est temps de protéger vraiment et de sauver ceux qui peuvent encore l’être. Cette crise est aussi un test d’humanité face à une situation qui nous touche tous. Chaque vie compte, chaque vie qui peut être sauvée doit l’être.
Source : www.liberation.fr
- Date: 30 avril 2020
- Titre: Libération
- Auteurs: Philippe-Henry Honegger, Steeve Ruben
- Photo: Pascal Guyot / AFP
- Catégorie: Articles de presse