Actualité juridique pénale
Profilage des magistrats : Nous sommes en train de créer une exception française
INTERVIEW. Interdire les systèmes visant à évaluer ou comparer les pratiques des juges est contraire au principe de libre accès au droit, selon Me Hannotin.
« Il y a les avocats qui connaissent la loi et il y a les avocats qui connaissent le juge », confessent les vieux routiers du barreau. La sensibilité d’un magistrat, ses inclinations, son mode de raisonnement, sa tendance au laxisme ou à la sévérité envers telle catégorie de justiciables (les salariés victimes de harcèlement, par exemple) seraient un indicateur non négligeable du résultat judiciaire. La preuve, des entreprises et cabinets d’avocats spécialisés cartographient déjà les pratiques juridictionnelles en fonction du lieu de la décision et de la composition du tribunal. Cette pratique plus ou moins artisanale, réalisée à partir de données restreintes (décisions rendues dans leurs affaires et bases d’éditeurs juridiques), pourrait devenir systématique.
Beaucoup spéculent en effet sur l’open data des décisions de justice, autrement dit la mise à disposition publique et gratuite de toute la jurisprudence permise par la loi Lemaire de 2016. Des algorithmes sont en effet capables d’établir des modèles statistiques à partir des noms des magistrats, qui sont par nature des données publiques. Or certains s’en inquiètent. « Il n’y a rien d’anormal à ce que les décisions de justice, publiques, rendues au nom du peuple français, portent mention des noms des magistrats. En revanche, avec l’open data, qui rend accessibles ces données à grande échelle et permet techniquement leur retraitement informatique, des algorithmes vont prétendre isoler des soi-disant habitudes et comportements sans prendre en compte les données contextuelles et les variables de chaque affaire », pointe le magistrat Yannick Meceneur.
De son côté, l’Union syndicale des magistrats (USM) dénonce le « risque de rapprochement entre des éléments de vie privée et la manière dont ils rendent la justice ». Selon le syndicat, ce risque persistera malgré la solution retenue par le projet de loi justice en cours d’adoption au Parlement. Sans pour autant exiger d’occulter à la source les noms des magistrats (sauf en cas « d’atteinte à leur sécurité ou vie privée »), celui-ci interdit sous peine de sanctions pénales l’utilisation d’algorithmes permettant d’effectuer des traitements statistiques et du profilage. « Les données d’identité des magistrats ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées », précise l’article 19.
Pour Guillaume Hannotin, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État, de telles restrictions sont, dans un État de droit, totalement décalées. Interview.
Le Point : Le président de la Cour de cassation Bertrand Louvel s’est prononcé contre le principe d’anonymisation des noms des magistrats. Qu’en pensez-vous ?
Guillaume Hannotin : Une connaissance fine de la jurisprudence du juge qui sera compétent pour régler le cas d’un justiciable donné est indispensable, et ce, depuis longtemps. Le juge n’est pas un simple « lecteur » de la loi : il interprète celle-ci, à l’aide des lignes directrices données par les cours suprêmes (Cour de cassation et Conseil d’État). Mais ces lignes directrices ne disent elles-mêmes pas tout. La marge d’appréciation laissée aux juges dits « du fond » (ceux des cours d’appel et tribunaux) par les « grands arrêts » des juges suprêmes est considérable et il existe – les avocats le savent bien – sur des notions concrètes des divergences d’appréciation selon les formations de jugement. Ce sont ces divergences que les legaltechs cherchent à modéliser, et c’est cette modélisation qu’interdira désormais l’article 19 de la loi de programmation pour la justice, si elle est adoptée en l’état.
Vous avez l’air de le regretter… Plaidez-vous pour un « profilage » statistique des comportements des magistrats ?
Le terme « profilage » n’est pas tout à fait exact. Il renvoie à une enquête de type policier dont les magistrats seraient l’objet et qui aboutirait à une forme de « fichage ». C’est effectivement cet épouvantail qu’ont brandi les promoteurs de l’article 19 du projet de loi de programmation pour la justice. Or, en réalité, quand on lit le texte adopté à l’Assemblée nationale, on s’aperçoit que les députés ont interdit une opération bien différente, parfaitement légitime et qui, elle, est dépourvue de toute charge polémique : celle consistant à déterminer la pratique décisionnelle d’un juge ou d’une formation de jugement.
Date: 31 janvier 2019
Titre: lepoint.fr
Auteurs: Laurence Neuer
Photo: © Loïc Venance
Catégorie: Actualités juridique pénale